Delacroix: causerie pour la glorification des génies
Récit intime et profond sur la vie du peintre romantique, par Alexandre Dumas, revu par Catherine Meurisse.
Qui me connaît sait ma passion pour les textes illustrés. Celui que je vous livre ici est une belle idée. Il propose une interprétation personnelle, par le dessin, des œuvres de Delacroix. On la doit à Catherine Meurisse qui publie chez Dargaud Delacroix. Le trait de l’illustratrice ainsi que son lettrage vient rendre un double hommage romantique. D’abord, et évidemment, à Eugène Delacroix, peintre du XIXe siècle, dont les œuvres, reprises par Meurisse, jalonnent les pages de ce livre. Mais c’est aussi un hommage à Alexandre Dumas, qui a brillé une nouvelle fois par le biais d’une réinterprétation filmée du Comte de Monte Cristo ces derniers temps. Dumas a assurément le vent en poupe. Le sujet principal de ce livre concerne la vie du peintre précédemment évoqué et cela par le biais d’un prisme littéraire unique : la causerie. Reprise par Alexandre Dumas lui-même, qui s’en sert pour livrer des témoignages singuliers, remplis d’anecdotes, le genre de la causerie oscille entre pratique discursive et intimité touchante. Ses liens avec la pratique journalistique sont assez étroits bien qu’elle conserve une notion quelque peu plus égotique. D’ailleurs, elle figure parfois dans des journaux avec une typographie bien à elle. Ce qui va particulièrement retenir notre attention dans ce livre, et qui va reprendre l’idée évoquée juste avant, c’est l’écriture. Point ici de typographie policée d’ordinateur. Du trait, du trait, et du trait ! Le lettrage est également signé Meurisse et fait s’envoler le texte de Dumas qu’il établit un an après la mort seule de Delacroix. Insérer une écriture est revendiquer l’aspect personnel et intime de l’univers dans lequel on pénètre. Ici, plusieurs mains, qui communiquent parfois à des siècles d’existence. On va de vols en vols entre la pratique de la bande dessinée et celle du livre purement illustré. Il s’agit donc d’une hybridation bienvenue en l’occurrence puisqu’elle redonne ses lettres de noblesse à un peintre dont la vie fut mouvementée, tant par le succès que par la misère.
Un an donc après la mort du peintre Eugène Delacroix, Alexandre Dumas écrit sur son ami qu’il rencontra lorsqu’il exposa Dante traversant l’Achéron. Pour l’auteur de La Reine Margot, Delacroix n’eut pas une enfance malheureuse, mais « accidentée ».Entre empoisonnement, pendaison et incendie, le bambin enchaîne les misères comme un artiste se doit pour forger quelques bribes de sa légende une fois qu’il touche de son doigt d’éternité l’auréole de gloire. « Nous allons donc tenter d’esquisser cette grande et curieuse figure, quine ressembla à rien de ce qui sera ; nous allons essayer de donner, par l’analyse de son tempérament une idée des productions de ce grand peintre[...] ». Dumas annonce le ton. Il ne s’agira pas seulement d’une présentation biographique, mais bien du récit analytique de la singularité de l’artiste. On trouve des formulations où Dumas frôle avec l’ekphrasis ou l’hypotypose. Le livre tient de ce rapport de commentaire évident entre le texte et l’illustration. Concernant La Peste de Jaffa, il écrit que « Bonaparte, calme comme aux pyramides, passe à travers les miasmes mortels comme à travers les balles ».Napoléon n’est plus seulement illustré, il vit dans la peinture. Et il y vit forcément mieux que dans l’adaptation cinématographique de Ridley Scott, où l’interprétation angliciste du mythe, le fait tirer sur les pyramides lors de l’expédition d’Egypte… « Calme comme aux pyramides », Monsieur Scott, « CALME » ! Champollion aurait donc travaillé l’Egyptologie sur un tas de pierres cendrées ?
Dumas cherche à insister sur l’unicité de création de Delacroix, qui semblait, étonnamment comme un seul génie, habité. Le Massacre de Scio n’est pas encore La Liberté guidant le peuple ou La Mort de Sardanapale, et Dumas l’avoue lui-même : « La main du peintre est encore un peu ignorante dans l’exécution » mais il avoue aussi l’harmonie du Tout. Evidemment, comme tout peintre qui s’est démarqué, Dumas évoque Eugène Delacroix dans sa plus nécessaire rupture avec l’école de la République et de l’Empire. La même rupture qui finira par lui faire reconnaître « des disciples […] et des fanatiques » et bien aussi des détracteurs, en la personne des classiques, qui lui vouèrent une haine farouche. Dumas parle de cette « singulière justice distributive, la même toujours, au reste, de laquelle on s’étonne ». Dans l’ensemble de la composition qui lie, par l’illustratrice, le XIXe siècle au XXIe, Meurisse s’est seulement contentée de déplacer un chiffre, passerelle sans équivoque entre la sensibilité romantique et le goût de notre siècle pour les émotions affirmées. Le texte est évidemment jalonné d’anecdotes, qu’elles concernent la suspicion de Dumas concernant le Massacre de Scio ou bien encore le jeu de plume et de pinceau entre Delacroix et Mery alors que Delacroix composait Hercule étouffant Antée. Une, en particulier qui nous saisit est bien évidemment la découverte de sa théorie des couleurs avec Marino Faliero, le fameux double triangle chromatique, instaurant, je cite, « plusieurs années avant Monsieur Chevreul, la loi du contraste simultané des couleurs. ». Le père des Trois Mousquetaires nous avise aussi de la rénovation de son appartement, Square d’Orléans, pour un bal en 1833. L’occasion, lors d’une simple rénovation intimiste, de parler en métonymie d’une époque où le sentiment s’exaltait : «C'était une belle époque que celle-là, je vous en réponds! Il y avait une sainte fraternité dans l'art que l'on n'avait jamais vue, que l'on ne reverra peut-être jamais». Les cœurs les plus nostalgiques, au point final de cette phrase aventurière sur les intensités de l’âme, retiennent leur souffle. A comparer les différentes époques de leur vie, et à en regretter certaines, ils finissent presque par toucher de l’œil une certaine tristesse que ce dernier évapore sur la joue.
Et puis on tourne les pages, avec satiété, mais on en redemande encore, presque affamé. Jusqu’à ce que viennent les dernières phrases de Dumas sur Delacroix. Les dernières incompréhensions de celui qui narra si bien les aventures du jeune Edmond Dantès. Pourquoi, un homme qui avait presque touché l’émotion du plus élancé de ses doigts, finit dans le dénuement le plus total, à la fin de sa vie, seulement aidé par une bonne pour le soulever ? Notoriété qui nous pare nous oublie aussi lorsque de la lumière, on va au désespoir. « C’est que cet homme, nous dira Dumas, qui aurait dû avoir, au moment suprême, des élèves plein son antichambre, des amis plein son salon, des soupirs et des sanglots plein sa chambre à coucher, meure seul, meure abandonné, soutenu dans les bras de son vieux valet de chambre, et les mains dans les mains de sa vieille gouvernante. C’est beau pour le valet de chambre, c’est sublime pour la gouvernante, mais convenons en, c’est triste pour le moribond, et plus triste encore pour l’Humanité. »
Lucas Da Costa
Il m'arrive de faire des vers, il m'arrive d'en discuter, il m'arrive d'en rêver et il m'arrive de vouloir partager tout cela...