J’ai déjà parlé avec vous de Bande-Dessinée. Quand les grands moments de solitude vous assaillent, elle sait vous faire buller autrement qu’en dormant. Qui n’a jamais tressailli d’angoisse devant des films d’horreur ? Comment, depuis le sacre d’Edgar Poe, jusqu’à nos jours, l’horreur aura su, en se jouant de nos émotions et en les balladant, catalyser nos pires craintes ? Mieux encore que l’horreur vendu à grands traits par les films hollywoodiens, il y a les thrillers psychologiques. Je dois avouer que l’un des thrillers psychologiques qui m’avaient le plus saisi était Shutter Island, que j’avais découvert non pas avec le roman originel de Dennis Lehane en 2003, mais avec le film de Scorcese en 2010. L’adaptation avec Mark Ruffalo et Leonardo Di Caprio m’avait profondément déstabilisée. J’oserais même dire que c’est l’un des premiers films que j’ai découvert à l’âge adulte qui m’avait fait me dire : « Waw ! Mais quel retournement ! » Et pour des retournements, ça, il y en a ! Récemment, je suis tombé sur la bande dessinée adaptant le roman Shutter Island,de Christian de Metter que j’ai lue avec attention. L’avantage, c’est qu’elle est sortie avant le film de Scorcese et qu’elle donnait déjà, à qui avait été aficionado du roman, une sombre ambiance. Mais il faut commencer par le commencement ! Quelle est l’intrigue de Shutter Island ?
Nous sommes en 1958, non loin de Boston. Période d’après-guerre et de rayonnement pour les Etats-Unis. Cette aura va bien vite être oubliée au profit de ce pourquoi l’on voit fendre la brume. Un navire va accoster sur la petite île d’Ashecliffe. Sur le bateau, deux marshalls, représentants farouches de l’autorité judiciaire de l’oncle Sam. Il s’agit de Teddy Daniels et Chuck Aule. Le premier, bien que se prétendant fils de marin, ne supporte pas de voir tanguer l’horizon, au gré des vagues. De Metter perturbe d’ores et déjà son lecteur : un homme, qu’on sait donc être le marshall Daniels vomit dès la première planche. De plus, il donne le ton de la BD. Un aspect sombre sera utilisé, presque pas de couleurs vives. Et, même si nous y reviendrons, la nuance du « presque pas » est à saisir. Les jeux de lumière sur les visages sont justement saisissants, et jamais le dessin n’arrive réellement à rassurer celui ou celle qui le regarde. Les premières discussions entre Aule et Daniels ne sont pas très réjouissantes. On apprend de Daniels qu’il fut jadis marié, et que la femme est morte dans un incendie. Il semble que cet évènement traumatisant lui ai fait radicalement diminuer sa consommation d’alcool. Enfin, j’ose dire, l’on sait ce qu’est Ashecliffe. Et pour qui ne connaissait pas le roman, la tourmente est garantie : l’intrigue, comme le thriller, sera psychologique, puisqu’il s’agit d’une île où s’est implanté un asile soignant les criminels. La venue des Marshalls n’est pas neutre non plus. Une patiente, Rachel Solando, coupable d’avoir noyé ses trois enfants, s’est enfuie. La sécurité de l’île est compromise, il faut agir. Maintenant. Les deux policiers vont rencontrer le Docteur Crawley, éminent psychiatre. Exposant les faits, et faisant visiter la cellule de Solando, Crawley va remettre un papier à Daniels sur lequel est écrit : « LA LOI DES 4. JE SUIS LE 47. ILS ETAIENT 80 + VOUS ETES 3. MAIS QUI EST 67 ?! » Drôle d’énigme, me direz-vous ? Et vous aurez sans nul doute raison. Toujours est-il qu’ici commence le périple de nos deux fédéraux, et il sera jalonné d’étrangeté et d’énigmes. Ils devront parcourir toute l’île pour retrouver cette Solando. Dans un premier temps, les inspecteurs vont recourir à des méthodes déjà vues et revues : interrogatoires en série de gens qui, au demeurant, sont de gigantesques malades mentaux. Mais les nuits de Daniels sont hantées par des cauchemars immondes où il voit sa femme, Dolores. À sa première nuit, sa femme est venue lui susurrer à l’oreille que Rachel Solando est toujours sur l’île. Mais ce n’est pas tout ! Un certain Andrew Laeddis, pyromane responsable de la mort de la femme de Teddy, l’est aussi. Cette information, bien qu’onirique et fondée sur aucune donnée stable et crédible, va commencer à obséder Teddy.
Et c’est à partir de ce moment-là qu’il faut réapprendre à apprécier la nuance du « presque pas » de couleurs utilisées pour mettre en avant les planches de BD de De Metter. À partir de cette première visite onirique de Dolores, le dessinateur va utiliser des couleurs extrêmement vives qui détonnent complètement avec celles utilisées pour représenter la réalité. Elles ne sont pas assez chaudes que pour se protéger de l’angoisse, mais cela appelle à la symbolique un lecteur assoiffé de sens.
Par un jeu d’association de lettres et de nombres, (A= 1 B= 2, etc.), ainsi que par un sens rusé de la résolution d’énigmes, Daniels vient à bout de la première énigme. Je laisse bien évidemment au curieux lecteur le soin d’aller se plonger dans cette BD pour découvrir comment il procède. Rachel Solando va finir par être retrouvée. Toutefois, le premier songe de Daniels n’est pas innocent et il sait qu’il va pouvoir, après Rachel, retrouver Laeddis. Cela devient une affaire personnelle. Mais la tempête grondera. Les inspecteurs sont dorénavant coincés sur l’île d’Ashecliffe. La succession des planches de BD, brillamment exécutées par Christian De Metter, permettent de mettre en exergue ce doute qui plane sur l’hôpital tout entier et la méfiance de Daniels envers cet établissement étrange. Ce doute va finir par se concrétiser. Et là demeure le fameux « twist » qui va radicalement tout changer. D’abord, ce twist va perturber le lecteur, accompagnant Daniels depuis le début, et croyant nécessairement à un établissement qui a des choses à se reprocher. Toutefois, il va faire s’opérer un déplacement du sens qui va permettre au lecteur de voir que, au-delà du dessinateur c’est bel et bien le talent d’écrivain de Dennis Lehane qui l’a berné.
Puisque le lecteur est dérangé, il va devoir recomposer tous les éléments de l’intrigue, et, mettant un terme à la dernière page à lire, va même se demander si les conclusions qu’il a tirées d’une histoire pareille sont celles qui devaient être retenues. Je l’ai dit, mais Shutter Island dérange. Déjà, par la voie qu’emprunte Lehane, qui est ici sublimée par les bulles de De Metter. Ensuite, parce qu’il demande un effort au lecteur, celui de reconnaître d’avoir été dupé ou embrigadé dans une expérience complètement démente mais savante visant à prouver la culpabilité d’un personnage. Il me faut chaudement vous recommander la lecture de cette BD. Les rêves et la réalité, on le sait, ont une frontière mince dans un endroit où la folie règne en maître. Pourtant, il va falloir au lecteur patience et aplomb. Ashecliffe n’a pas encore révélé tous ses secrets…
Lucas Da Costa
Il m'arrive de faire des vers, il m'arrive d'en discuter, il m'arrive d'en rêver et il m'arrive de vouloir partager tout cela...