Les chroniques et les songes

Tous les quinze jours, je vous propose une petite chronique inspirée par un(e) auteur(e) et une œuvre qui me passionnent

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Par Lucas Da Costa
29 sept. · 6 mn à lire
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Décadence de l'esprit romantique: Maurice Barrès et le "Moi"

Première partie du diptyque organisé autour de "Grandeurs et Décadences" de l'esprit romantique.

Il me fallait, pour entamer ce diptyque sur les grandeurs et décadences de l’esprit romantique, parler d’un auteur que la Lorraine connaît plutôt bien dans la mesure où elle fut son berceau, la ville de Charmes en particulier, et où l’auteur en question a fait reposer l’intrigue de certains de ses romans dans la ville de Nancy en elle-même. J’avoue la difficulté que j’ai eue lorsqu’il m’est venu la volonté de parler du thème de ce diptyque. D’abord, j’ai ressenti de la joie, parce que je savais que l’un des continuateurs les plus manifestes du romantisme était Edmond Rostand, et, évidemment, l’évoquer dans une chronique est toujours un divin plaisir, d’où « les grandeurs de l’esprit romantique ». Mais j’ai voulu aussi traiter de sa décadence. Et quel meilleur exemple, à mon sens, de la décadence de l’esprit romantique, ou plutôt de sa ré-utilisation, que le cas Maurice Barrès. Lorsque je faisais mes études, j’avais entendu parler de lui. A l’époque, versant parfois dans les plus belles mélancolies, j’avais ouï dire d’un ensemble de romans nommé Le Culte du Moi. De l’un ou de l’autre, je n’avais strictement lu que quelques premières lignes. En ce qui concernaient les thèses Barrésiennes, je n’avais connaissance que de ce profond “Culte du Moi”, en ces termes : Un héros de roman, déçu par une société décadente souhaite se retirer de la société pour se livrer à une sorte de culte de soi, face à un monde qui opprime sa sensibilité. Sur le papier, les idées ne pouvaient finalement que potentiellement plaire à un naïf misanthrope inspiré de romantisme et de récit de soi. En 1920, on avait même érigé sur la fameuse Colline de Sion le monument Barrès, qui avait célébré la même colline dans son roman La Colline Inspirée, et qui avait été faite en l’honneur de l’écrivain. Plus tard, j’ai eu vent des prises de Maurice Barrès lors de l’Affaire Dreyfus. C’est là que ma joie s’est étiolée et, à l’avenir, plus j’allais en apprendre sur Barrès, et plus j’allais déchanter. « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race. » Tout était dit. La violence de cette phrase m’avait comprimé le ventre. Je revenais d’ailleurs sur le fameux culte égotique du « Moi », et je constatais, selon les termes d’Anne Amend-Sochting, le véritable but de ce culte :

[Le héros du roman de Barrès, Philippe] coupe le fil qui l’attache encore à la société pour se régénérer – en compagnie de son ami Simon – dans la solitude et se vouer au culte de son moi. Ce culte est censé diriger le retour dans la société et faire s’épanouir les éléments d’une idéologie idiosyncratique*, essentiellement préfasciste. Philippe formera plus tard le dessein manifeste de construire le monde à son image.1 

Autant vous dire, chers lecteurs, que je commençais à haïr l’auteur. Alors, j’ai voulu tout de même parler de la décadence de l’esprit romantique, et en particulier par le prisme de Maurice Barrès, qui n’était plus à mes yeux que ce qu’il fut toujours : un auteur qui avait tenu des propos largement antisémites. L’esprit romantique que j’ai admiré autant lors des révolutions d’Hernani, que dans les réunions des Jeunes-France, ou dans la continuation romantique d’Edmond Rostand, que nous évoquerons de facto dans la chronique suivante. Alors pourquoi parler de Barrès ? Car contrairement à un phénomène moderne assez établi qu’est « le boycott », je pense que même les réalités les plus dures, à mon sens, méritent d’être évoquées. Point de censure dans un monde libre, mais de la clairvoyance. Mais cela permet de mieux les comprendre, d’abord, et de les fustiger, ensuite, une fois que ces réalités ont été replacées dans leur contexte.

Pour commencer, quelques mots sur d’éventuels liens entre le romantisme du début du XIXe siècle et la politique qui lui est contemporaine semblent nécessaires. Afin de construire mon propos, je me suis notamment appuyé sur un article de Pierre Paraf, qu’il me plaira de commenter par moments « Le Romantisme et la politique ». Il dit :

 S’il fallait résumer l’idéologie romantique à son aurore, de 1820 à 1827, […] on pourrait la réduire […] à trois caractères essentiels. Sur le plan des idées, les romantiques sont essentiellement religieux et chrétiens. […] ils sont admirateurs fervents du Moyen-Âge. […] nos Jeunes-France2 nous apparaissent donc moins comme les fils soumis que comme les fils révoltés de la Révolution. Mais de cette révolution, ils ont hérité pourtant une idée profonde, qui, peu à peu, dominera et englobera les deux autres tendances ; cette idée, c’est le culte de la liberté, l’importance nouvelle accordée au moi. […] Le romantisme a fait refleurir le rameau qui reparaît plus éclatant à certaines périodes de l’Histoire, et qui de Chateaubriand à Maurice Barrès, parfumera notre littérature française.

Ici, Paraf, qui est tout de même un chercheur des années 30, parle d’un rameau parfumé. Fort heureusement pour nous, si dans Atala, le rameau est fier, jeune, beau et voyageur, chez Barrès, la plante voyage, mais elle a fané. Mais ce qui m’intéresse, c’est le fait qu’un chercheur englobe Maurice Barrès dans l’épopée romantique. Déjà, ce fait est assez contestable. C’est pour cela que j’ai parlé, au début de ma chronique, d’une ré-utilisation de l’esprit romantique, plutôt que d’une appartenance. Après, force est de constater que je fais partie de ces admirateurs de Rostand qui cherchent de faire de ce dramaturge de la fin du XIXe siècle, un romantique tardif. A vrai dire, et là je rejoins Paraf, le premier sens du terme « romantique », expurgé de sa référence au mouvement culturel et littéraire en réaction aux classiques, nous vient du peuple roman (= conception de la vie spéciale au « roman ») et contient cette notion de littérature chrétienne et occidentale, lors de la montée du christianisme, en opposition à la littérature classique, relativement païenne. D’où l’amour d’un Moyen-Âge chevaleresque. La liberté est une thématique chère aux romantiques. Malgré l’importance de la religion et de Dieu, d’Alexandre Dumas à Victor Hugo, pourtant royaliste dans sa jeunesse, la liberté est le fer de lance d’un romantisme incarné sur un fondement libéraliste. C’est sur ce point en particulier qu’on tend à le rapprocher d’un idéal démocratique. Et puis bien-sûr, dans la longue liste des jeunes romantiques, il y a ceux dont la place publique n’est pas la passion. C’était le cas de Musset. Ou les républicains farouches. C’était le cas de Pétrus Borel. Aussi, le romantisme et son intérêt pour le « moi » est passé à la postérité.

Mais alors, comment sommes nous passés d’un Victor Hugo à un Maurice Barrès ? Historiquement parlant, on juge prétendument que le romantisme prend fin avec la pièce de Victor Hugo, Les Burgraves (1843). Pourtant, les auteurs romantiques restent très lus malgré la montée d’autres mouvements comme le symbolisme ou le naturalisme zolien. La production poétique et théâtrale d’Edmond Rostand en témoigne. Edmond dont le père était un lecteur attentif de Musset. Edmond Rostand dédiera « Un soir à Hernani » à Hugo, pour le centenaire de sa naissance, en 1902. Hugo Friedrich, chercheur allemand du XXe siècle, qualifie l’oeuvre baudelairienne de « romantisme déromantisé »3. Aussi, au fil des années, le romantisme tend à reconnaître une rupture de plus en plus évidente entre l’individu et la société. Et c’est sur cette route glissante que se réfugie Le Culte du Moi. En ce qui concerne Maurice Barrès, l’auteur semble s’opposer formellement au naturalisme en place dans les années 1880. Très vite, en réaction à la montée d’une IIIe République qualifiée trop bourgeoise, il adhère aux théories boulangistes. Ces dernières sont inspirées du général Georges Boulanger, notamment connu pour ses réformes militaires et sa volonté de révision de la Constitution du régime post-Second Empire. Globalement, Barrès fait partie de ces auteurs, lorrains en particulier, qui digèrent très mal l’humiliation de 1870. Et c’est fort de ces précisions contextuelles que retrouver, dans ses romans, la notion d’un culte égotique dont des barbares viendraient en menacer la sensibilité, n’est plus si étonnante. Amend-Sochting précise :

Incontestablement, l’écriture de Barrès se dessine devant l’arrière-plan d’une désillusion croissante de la jeune génération, qui se traduit entre autres par l’haine de la bourgeoisie [...]. C’est ainsi qu’il faut replacer toute l’œuvre de Barrès dans un contexte socio-historique nouveau : certes, il se rattache au romantisme en général et à la psychologie d’un Constant en particulier, mais il va bien au-delà de ces prémisses. […]  l’instauration d’un régime qui voudrait se passer de principes démocratiques. Cette prise de position s’explique déjà par la désillusion complète, une désillusion qui consiste à faire table rase, à contester les bases solides de la IIIe République embourgeoisée. A cela s’ajoute que Barrès, plus que d’autres, souffre de la défaite française, un traumatisme lui ôtant transitoirement toute confiance en son pays et qui l’incite à se tourner vers ses racines régionales. Tout commence par la confrontation : l’individu s’opposant à la société est obligé de faire face à des antithèses. La désillusion agissant en toute acuité ne le porte pas seulement à se distancier, mais aussi à rompre avec la société qu’il déteste. 

Anne Amend-Sochting, dans son article susnommé, met un point d’honneur à expliquer que Maurice Barrès est un admirateur de la pensée de Benjamin Constant, auteur de la première génération de romantiques français :

Dans la deuxième partie de la trilogie Culte du moi, « Un homme libre » (1889), le protagoniste du roman invoque Constant en tant qu’« intercesseur » et lui dédie une méditation spirituelle culminant dans une « oraison ». De même que Benjamin Constant, le héros barrésien souffre de se voir en perpétuel conflit avec le monde qui l’entoure. Il salue en Constant un compagnon d’infortune et un maître idéal en même temps. [...] Le fait que Constant réussisse à se surveiller et s’analyser, devient le fil directeur : « Mais j’aime surtout Benjamin Constant parce qu’il vivait dans la poussière desséchante de ses idées, sans jamais respirer la nature, et qu’il mettait sa volupté à surveiller ironiquement son âme si fine et si misérable » (HL, p. 123). Encore que Constant ne parvienne pas à s’enfoncer dans la solitude, il n’a aucune peine à s’abîmer dans l’atmosphère parfois aride de sa pensée.

Préciser les inspirations romantiques de Barrès justifie sa (sombre) présence dans cette chronique. Cependant, à l’inverse des premiers romantiques, Maurice Barrès accentue la nécessité de protéger le « Moi », la sensibilité, des barbares. L’horreur vous vient, chers lecteurs, des échos modernes et politiques que revêt cette pensée. Dans La Colline Inspirée, et en parallèle de ce que nous évoquions précédemment, il prône un retour au christianisme. Philippe, personnage principal, s’exprime ainsi :

Qu’on le classe vulgaire ou d’élite, chacun, hors moi, n’est que barbare. A vouloir me comprendre, les plus subtils et bienveillants ne peuvent que tâtonner, dénaturer, ricaner, s’attrister, me déformer enfin, comme de grossiers dévastateurs, auprès de la tendresse, des restrictions, de la souplesse, de l’amour enfin que je prodigue à cultiver les délicates nuances de mon Moi. 

Dans « Un homme libre », Philippe va même plus loin :

Simon et moi nous comprîmes alors notre haine des étrangers, des barbares, et notre égotisme où nous enfermons avec nous-mêmes toute notre petite famille morale. Le premier soin de celui qui veut vivre, c’est de s’entourer de hautes murailles ; mais dans son jardin fermé il introduit ceux qui guident des façons de sentir et des intérêts analogues aux siens 

Maurice Barrès, à la toute fin du XIXe siècle, précise toujours davantage son appartenance au traditionalisme et au nationalisme, plutôt régional, notamment en signant son appartenance à la ligue des patriotes de Paul Déroulède, et en publiant Scènes et doctrines du nationalisme. Bien qu’Edmond Rostand soutiendra, à l’avènement de la première guerre mondiale, ceux qui combattent, Maurice Barrès, lui, soutiendrait presque les combats. Nuance appréciable et appréciée. Le Canard Enchaîné le surnomme le chef « de la tribu des bourreurs de crâne ». Romain Rolland, prix Nobel de littérature de 1915, le surnomme « le rossignol des carnages ». Barrès sera l’un des piliers vengeurs de la Prusse conquérante de 1870. Dans son Journal Littéraire, Paul Leautaud évoque cet auteur : « Des phrases à effet, un ton de romantique, du beau style (en admettant qu’un tel style puisse être beau) pour ne rien dire. Quand on a lu cela, on n’a rien lu. Tout ce ton livresque et ronronnant ne vaut pas la moindre notation spontanée. — Quel temps j’ai perdu dans ma jeunesse à lire ce phraseur sans esprit, ce romantique artificiel, cet arlequin littéraire et quelques autres du même genre… Que diable avais-je à me complaire dans de pareilles lectures, qui m’ont retardé de vingt ans? ». L’auteur de La Colline Inspirée succédera à José-Maria de Heredia, poète romantique, sous la Coupole en 1906. Il convient forcément de replacer ce genre d’idéologie dans son contexte. Mais c’est dans notre modernité qu’il convient aussi de la considérer avec la sévérité qu’elle mérite.

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*idiosyncrasie: prédisposition particulière de l’organisme qui fait qu’un individu réagit d’une manière personnelle à l’influence des agents extérieurs. (CNRTL)

1« Analyse du Moi » - « Culte du Moi » : Benjamin Constant et Maurice Barrès, article d’Anne Amend-Sochting

2Je vous renvoie à mon article « Théophile Gautier : Défense et illustration de l’embonpoint, où j’évoque le cas du groupe des Jeunes-France, en particulier, aux environs de 1830 ( https://leschroniquesetlesonges.kessel.media/posts/pst_aa83beb3beff4955b7aafb1911a64ac2/theophile-gautier-defense-et-illustration-de-lembonpoint )

3Voir l’article de Anne Amend-Sochting sur ce point, en particulier pour l’éloignement significatif et moderne de l éloignement avec la société.