Aux possibles origines d'un développement plus personnel
Comme une douce essence extraite d’un parfum de présent, il me fallait revenir, presque instinctivement, vers Montaigne. Un chapitre m’est apparu tout aussi instinctivement. Il s’agit du troisième chapitre du livre premier des Essais publié dès 1580. Il est nommé « Nos désirs s’étendent au-delà de nous ». Rien qu’au titre du chapitre, les plus analystes et les plus aventuriers se laisseraient volontiers tenter par une décomposition. Disons le, les désirs de l’Homme sont un sujet traité en philosophie depuis – littéralement et moins pour l’exercice de style – la nuit des temps. Ce qui va particulièrement retenir l’attention de Michel de Montaigne dans le cadre de cette composition, c’est cette manie de l’Homme de toujours regarder au-delà de lui. En ses termes, l’Homme commet une « erreur » qu’il juge, un peu logiquement, « humaine ». Il prétend : « Nous ne sommes jamais chez nous. Nous sommes au-delà. ». En réalité, Montaigne prépare doucement sa réflexion sur la mort qu’il livrera plus tard dans ses Essais. On va y revenir. Dans nos sociétés contemporaines, puisqu’il est souvent d’usage dans mes chroniques, que je joigne la leçon à nos modernes coutumes, nous craignons trop la mort. Nous nous évanouissons dans le désir soudain d’être trop reconnu de l’autre quand nous tombons nous-mêmes devant cette évidence folle : L’autre me définit et me complète à tel niveau que, parfois, je ne suis plus que le résultat des caprices dessinés et de ce qu’il aura bien voulu ne pas gommer dans son exigence folle et défaite du portrait qu’il avait de moi. Mais « Moi » en tant que tel, je ne sais que trop difficilement ce que je suis. Ce « Moi » apparaît d’autant plus mouvant, selon un propos d’Héraclite. Et face à cette fatalité que nous impose la Mort, nous arrivons devant elle, courbés le plus souvent, sans arriver à prononcer les termes qui nous définiraient le mieux. Et Montaigne, cinq siècles plus tôt, l’avait déjà prédit. Il se fonde très vite sur une parole de Platon – soit plus de quinze siècles auparavant – qui dit : « Fais ce qui te concerne, et connais-toi ». Un « connais-toi » socratique, évidemment, ce qui sous-entend qu’en s’approchant lui-même, le sujet approche ce qu'EST l’Homme au sens strict du terme. Et déjà au XVIe siècle, Montaigne jette les bases de ce qu’on appelle, tels des chevaliers de notre propre humeur, le développement personnel. Je m’explique.
La mode très répandue du développement personnel tient dans la seule audace d’un ticket d’invitation. On n’est, certes pas, à la boucherie. Mais une âme charitable, quand ce n’est pas notre propre conscience, nous tend une invitation et prononce : « Connais-toi toi-même ». Aux temps surdéveloppés des blessures traumatiques, de la révolution des genres, et de l’emphase individualiste, on nous offre – certes avec le charme d’une femme ou d’un homme et la cordialité d’un diplomate – une possibilité. In fine, le développement personnel c’est l’approche du “connais toi toi-même” sans connaître l’Homme dans son entier, mais également une approche plus émotionnelle et traumatique. Le tout est de remporter le défi effacé de socratisme, inatteignable en nos profondes et sourdes modernités. On nous explique comment il faut vivre, comme si, dans cette tempête de technologie aimantée, on avait perdu la boussole, et non content de craindre la Mort, on ne sait plus comment l’accueillir ! Vais-je lui offrir cette bouteille de vin qui raccourcira, devant moi, le chemin qu’elle a encore à faire jusqu’au pas de ma porte ? Vais-je détruire littéralement ce paquet de gâteaux dont le marketting aguicheur m’aura séduit ? Vais-je donc ENFIN exploser mon indice glycémique ?!
Et sur ces lois qui concernent les morts, Montaigne philosophe. Il parle de la considération que l’on a des princes – et surtout de leurs actions – après leur mort. Pour lui, nous leurs devons la soumission, l’obéissance, mais ils ne peuvent guère se satisfaire de notre estime. Celle-là, c’est la cerise sur le gâteau qui n’est offerte qu’à ceux qui ont brillé à nos yeux. Sans même aller chercher un prince, contemplez le patron devant qui l’on se doit trop souvent de devoir exécuter quelques courbettes pour avoir nos vacances à la mer ! Il a certes notre obéissance, au sens où il est notre supérieur hiérarchique, mais il n’obtient notre estime qu’à la façon dont il a su nous « toucher le coeur » pour reprendre une parole rousseauiste. Certains lui préféreront une main molle et lente, d’autres une main ferme et active, ou bien tout cela en même temps. Toujours est-il que Montaigne dit juste. Et pour appuyer son propos, il nous convainc avec cette anecdote dont il a le secret sur les soldats de Néron, l’empereur fou. « On peult reprouver la magnanimité de ces deux soldats qui respondirent à Neron à sa barbe. L’un, enquis de luy pourquoy il luy vouloit mal : « Je t’aimoy quand tu le valois, mais depuis que tu es venu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, je te hay comme tu merites. » . Avant ces paroles, Montaigne évoque une « justice personnelle » que l’Homme rend, à défaut d’une « justice publique ».
Avant de reprendre le « philosopher, c’est apprendre à mourir », Montaigne prétend sagement qu’il est bon de soigner son ultime « convoi » avec la plus grande humilité qui soit, justement parce que celles des rois est pleine, je cite, « de vaines ostentations ». C’est en réalité une invitation à la médiocrité, à la modération. Au sens où les slogans de pub « mangerbouger » l’entendent, bien sûr ! Décidément, cette société n’aura rien inventé ! Il faut refuser strictement les honneurs, et c’est ce que prétend Montaigne, notamment, quand il s’exclame : « Heureux les Hommes qui peuvent réjouir et flatter leur sensibilité par l’insensibilité et vivre de leur mort ». Comment, finalement, pouvoir craindre une entité que l’on ne conscientisera pas ? Ce n’est finalement moins la Mort que nous craignons que notre propre finitude, qui nous excite d’autant plus quand les espérances furent grandes et les semailles vaines. Il faudrait presque désirer la Mort en cela qu’elle n’est point une sanction, mais une étape. Elle n’est pas l’ultime marche, elle est le geste qui mène au premier étage. En résumé, après avoir lu les accords toltèques et les « 12 mois pour me trouver », apprenez à lire – car cela s’apprend – Montaigne et Platon qui disait Socrate ! Et tous ceux qui seront morts ne vous le diront pas, mais Dieu qu’on est bien quand on consomme la vie et qu’on cueille le jour comme cette fleur que l’on va contempler au bras de sa mignonne.
Mon Linktree: https://linktr.ee/songesenpoesie
Retrouvez-moi, tous les derniers lundis du mois, à 19h sur radio Graffiti: https://radiograffiti.fr/
N’oubliez pas de vous abonner aux chroniques, c’est gratuit, et ça aide beaucoup!