Les chroniques et les songes

Tous les quinze jours, je vous propose une petite chronique inspirée par un(e) auteur(e) et une œuvre qui me passionnent

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Par Lucas Da Costa
13 oct. · 6 mn à lire
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Grandeur de l'esprit romantique: la singularité Edmond Rostand

Deuxième partie du diptyque consacré à l'esprit du romantisme

Bienvenu à toi cher lecteur, pour cette deuxième partie du diptyque consacré à l’esprit du romantisme. Nous abordions il y a quinze jours la décadence, il est dorénavant temps de passer à la grandeur de l’esprit du romantisme. Nous aurons tout loisir, dans cette chronique, de déconstruire le construit. C’est comme cela que se forge, en dépit des oblitérateurs, l’esprit critique et la curiosité. Comme le disait Yoda à Luke : « Tu dois désapprendre tout ce que tu as appris ». La dernière fois, j’indiquai que le romantisme avait supposément, car oui l’adverbe est important, connu son Saint-Hélène avec Les Burgraves d’Hugo en 1843. Hugo Friedrich qualifiait encore l’œuvre de Charles Baudelaire comme celle d’un « romantisme dé-romantisé ». Il semble pourtant que le souffle de ce mouvement culturel et littéraire né au début du XIXe siècle en France ne se soit pas totalement terminé. L’avènement d’auteurs comme Honoré de Balzac notamment avec l’illustration de son personnage Eugène Rastignac, Leconte de Lisle avec la poésie parnassienne, ou bien encore avec Gustave Flaubert et son horreur de l’expression romantique, marque sensiblement une rupture manifeste avec l’expression du « Moi ». Finies les grandes étendues de nature sauvage à perte de vue, Chateaubriand est bien loin, maintenant. Pourtant, Sylvain Ledda, dans son article « Rostand et Musset : poésie ininterrompue », précisait que durant les années 1890, Alfred de Musset, l’enfant du siècle, restait étonnamment un auteur très lu. En 1885 meurt l’un des plus grands représentants chefs de file du mouvement romantique. Les premiers émois d’Hernani semblaient révolus depuis longtemps. Hugo avait connu Jersey et Guernesey, et maintenant on faisait des funérailles nationales pour le grand crocodile.

Pourtant… Pourtant… Un auteur en particulier représente à mon sens le sursaut d’un romantisme réincarné, ou pas si mort que cela. Il s’agit d’Edmond Rostand. Et cela par deux œuvres, inégalement renommées : Les Musardises et Cyrano de Bergerac. On ne commence sensiblement à s’intéresser modestement à l’écriture de Rostand après 1894, à l’édification au théâtre des Romanesques. Déjà, par cette œuvre, Rostand marque sensiblement une certaine appartenance. Dans sa famille, comme dans beaucoup d’autres, Musset reste, comme dit, très lu. Durant ses études, on reproche à Edmond de rêver tout le temps. Et pour cause ! Rostand est un grand rêveur ! En 1890, il publie grâce au concours de celle qui deviendra bientôt sa femme, Rosemonde Gérard, son premier recueil de poésies. Les Musardises passent inaperçues pour ainsi dire, et Leconte de Lisle, qui entretient des liens avec Rosemonde, condescend ouvertement le jeune poète futur dramaturge. Pourtant Les Musardises préfigurent efficacement tout l’engouement et le panache de l’œuvre la plus célèbre du répertoire rostandien. Si la mention d’un triptyque poétique à un certain pion surnommé « Pif-Luisant » peut nous faire penser à Cyrano par son « oblongue capsule », une dédicace aux ratés, aux rêveurs et autres chevaliers errants de l’art. Ceux qui quêtent la gloire en vain et qui, réduits parfois à de profondes mélancolies, attendent que le cercle d’or les rassérène un peu.

Dans un répertoire plutôt romantique, certains poèmes sortent du lot. On peut par exemple citer « La Forêt ». Dans cette forêt, l’auteur se complaît dans une étendue verte qui rappelle sans nul doute les méditations lamartiniennes. Pour honorer Musset et sa « Ballade à la Lune », Rostand écrira « Le Charivari à la Lune ». Oscillant entre provocation carnavalesque et envolée d’émotions, Edmond catalyse à lui seul toute l’envergure d’un parfum manifeste du romantisme mussétien. Une republication de 1911 des Musardises offre une refonte totale du recueil de Rostand. L’auteur, alors dans une situation complexe avec Rosemonde et déjà acclamé par les foules, expurge son recueil du fameux « Livre de l’Aimée » où il s’épanchait, en 1890, et vantait celle qui l’avait déjà soutenu, et cela, pour toute sa vie. Modeste présent plein de bon cœur. Victor Hugo inspire énormément Rostand. Plusieurs fois, il fait référence à lui. En 1902, pour le centenaire de la naissance d’Hugo, il écrit « Un Soir à Hernani », où il retourne en Espagne sur les pas de l’homme :

« C'est Hernani, tu vois », a murmuré Madame

La générale Hugo, d'une distraite voix.

Et l'enfant regardait. « C'est Hernani, tu vois »,

Dit cette mère. Et tout, pendant cette minute,

Tout; Don Ruy, Don Carlos, le grand vers dont la flûte

Soupire, le bandit, l'amour, le collier d'or,

La bataille de mi]-huit-cent-trente, le cor,

Mademoiselle Mars, la salle qui trépide,

Tout, le lion superbe et le vieillard stupide,

Oui, tout fut, au-dessus de ce village fier,

Pendant cette minute, en puissance, dans l'air! »

En 1922, Le Cantique de l’Aile, un recueil de poésie publié à titre posthume, très axé sur la première guerre et les progrès de l’aviation à l’aune de la première guerre mondiale, exprime son admiration pour Hugo : « Devant Hugo, toujours je m’agenouille » poétise Rostand dans « Les douze travaux ». Léon Levrault, dans son Drame et Tragédie (évolution du genre) de 1904, salue le triomphe de Rostand après son adoubement de Cyrano en écrivant : « Un Victor Hugo nous était né ». Justement, dans Cyrano de Bergerac, la mélancolie de l’auteur de La Mort d’Agrippine est manifeste. L’amour qu’il porte à sa cousine Roxane est obscurci par une laideur physique nasale qu’il croit l’accabler. « Dis-moi quelle espérance, dit-il à son ami Le Bret, pourrait me laisser cette protubérance ? ». Bien qu’il ait pu souffrir par la suite de la comparaison à Hugo, d’autant plus connaissant son manque flagrant d’estime de lui et de son travail, et bien qu’on lui ait aisément reproché, à tort je pense, son manque d’originalité et son romantisme, Rostand refait briller le romantisme, soi-disant passé de mode. Des auteurs comme Jehan Rictus conspuent et Rostand et le romantisme :

Rostand apparaît comme le surgeon inespéré qui menace de repousser au tronc quasi pourri du baobab romantique. ... a-t-on chercher à nous imposer un laps d’années équivalent, sous les apparences Rostand, la même brinquebalante brocantaille, le même frisson pétaradant ? […] l’onde qu’on offre à nos soifs était aussi pure ou fraîche que la source où elle fut puisée ais je t’en fous elle est pleine de grumeaux, de filasse et c’est la même bibine, de la resucée, de l’eau de bidet!1

Abel Ducondut, en 1863, écrivait :

Le romantisme est bien malade ; ses plus grands admirateurs nous disent « il n’y a plus de romantiques. ». S’il est encore retenu sur le bord de la tombe, c’est grâce à la présence de ceux qui ont fait rayonner de l’éclat d’un grand talent, ou même de celui du génie, cette école éphémère, semblable à ces jeunes hommes exubérants de santé, de force et d’intelligence, qui se tuent rapidement par leurs propres excès.2

A mon sens, l’original de Rostand est de raccorder, dans une veine romantique, le sublime grotesque et héroïcomique et la splendeur des ratés à une exaltation de l’ambition. « On ne se bat pas dans l’espoir du succès, nous dira Cyrano, c’est bien plus beau quand c’est inutile ». Sous entendu, le sublime ne se passe pas dans la fin, mais dans le geste. Le bretteur aguerri survit non pas de sa laideur, mais de l’extrême beauté de ses vers et de son courage. Rostand, en plus de faire honneur à un héritage littéraire, redonne de la foi en les choses perdues. Dans l’excellent article « Cyrano de Bergerac : drame romantique attardé » Florence Naugrette et Clémence Caritté écrivent :

L’on a voulu emprisonner Rostand sous l’appellation de dernier romantique » faisant œuvre, d’après Lemaître, de « récapitulation » plutôt que de renouvellement. Mais cette dénomination n’a pas su tout à fait résister au traitement médiatique paradoxal qu’a subi Cyrano. Certes, d’un côté, il était intronisé et tout à la fois vilipendé comme romantique mais, de l’autre, il se trouvait vanté, dès 1898 , comme représentation quintessenciée de l’esprit français permettant de reprendre pied sur notre beau sol de France » et d’ assurer le triomphe de l’âme française devant les peuples réunis», ce que répéteront à l’envi les journaux, notamment durant la Première Guerre mondiale.**

Lorsque nous avons traité le Culte du Moi de Maurice Barrès, nous avons constaté au combien certains auteurs français n’avaient pas admis la défaite française contre la Prusse en 1870. Aussi, si Rostand, publiquement, ne peut hélas se vanter de son appartenance au romantisme, il doit aller quêter un autre destin :

La chose est sans doute due à l’insertion de Rostand, non pas tant dans le vaste romantisme que dans une de ses manifestations beaucoup plus spécifiques, l’idéalisme fin de siècle, qui s’en éloigne aussi par certains aspects et, dans sa version rostandienne, rejoint un projet d’efficacité morale.

L’idéalisme fin de siècle redonne du courage aux français, et Rostand, dans ses dernières années, incarnerait cette poussée fière et pleine de panache. Il ne peut guère aller combattre durant 14-18, mais ne nous leurrons pas, il combattra de sa plume. Il est l’un des soutiens les plus manifestes des soldats français et, plus généralement et publiquement, un des représentants de « l’Esprit Français » dès la fin de 1897, avec Cyrano.

Malgré, on l’a vu, certaines critiques outrageantes face à l’envolée romantique de Rostand, lui reprochant clairement un manque d’authenticité, l’écriture de Rostand demeurerait presque un OVNI. Emile Ripert dira dans son Edmond Rostand : « Nous sommes en 1890. La France d’alors est à la littérature triste, qu’il s’agisse du roman naturaliste de Zola, des Goncourt, ou du roman psychologique de Paul Bourget, de la poésie symboliste […]. Il y avait donc quelque courage à célébrer l’excellence du rire, à aimer la gaieté. C’était là, assurément, le rôle d’un poète provençal.». J’utilise le conditionnel, en rapport à un propos que j’apprécie énormément des deux chercheuses que nous avons citées précédemment :

Forcer l’histoire littéraire en imposant 1843 comme date de fin du romantisme procède d’une présentation nettement antiromantique de la littérature française. Surdéterminer le rôle de Hugo dans le romantisme en périodisant celui-ci à partir de son seul théâtre alimente la même veine. Alors que d’autres pièces de Hugo ont effectivement chuté ou fait scandale, dont on parle pourtant peu (Amy Robsart qui fut huée en 1828 mais dont la reconnaissance ferait commencer le romantisme théâtral deux ans plus tôt, Le roi s’amuse dont l’esthétique grotesque choqua violemment le public le soir de la première et qui fut interdit le soir même en 1832 sans pour autant que ce scandale ne mette fin au romantisme), alors aussi que Dumas et Vigny avaient déjà fait entrer le romantisme à la Comédie-Française en 1829, on dramatisa à outrance la bataille d’Hernani (qui certes eut bien lieu, mais fut l’une des batailles du romantisme, et non pas la seule) et on inventa la chute des Burgraves pour réduire le romantisme au plus petit empan possible, 1830- 1843. Pour obtenir ce résultat et l’inculquer aux élèves sous la forme d’un QFD, il fallait occulter le reste de la production romantique. On identifia donc le romantisme à Hugo, présenté comme le chef de file du mouvement, porté d’autant plus haut sur un fragile piédestal qu’on voulait l’en faire tomber plus lourdement.

Plus tard :

L’histoire littéraire et l’institution scolaire ont ensuite achevé le travail commencé par les détracteurs de Rostand. [...] En qualifiant d’un côté son romantisme d’anachronique (au prix d’un déni de la survivance de cette veine dramatique durant tout le XIXe siècle), elles ont conforté l’idée de l’obsolescence du romantisme m me (au lieu de constater l’évidence de sa survivance attestée par le succès du chef-d’œuvre). n exaltant d’autre part l’ esprit français » de Cyrano de Bergerac – lieu commun de la critique théâtrale depuis plus d’un siècle– elles en ont fait le fleuron d’un patriotisme culturel cocardier, voire gaulois. On fait alors jouer à Rostand, dans notre histoire littéraire et nationale, depuis un siècle, le rôle que l’on fait aussi encore parfois jouer à Musset et au « réalisme » : on l’embrigade dans une mission patriotique de salut public, pour en finir avec le romantisme.

Lu de la sorte, on s’inquiéterait presque du contenu présent encore dans les manuels scolaires. Ne faut-il pas aujourd’hui, chers lecteurs, se méfier de tout aujourd’hui, à la lumière de manques évidents de pluralisme et de sens commun dans nombre de médias ? Alors, pourquoi pas de l’institution ? Et pourtant, déconstruire le Saint-Hélène du romantisme en la pièce des Burgraves paraît sensé tant l’exhortation du romantisme, celui de Rostand en l’occurrence, pétille en la fin de siècle. Aussi la fin du romantisme, peut-être accentuée par la haine qu’il avait provoquée de l’institution par sa revendication franche de la liberté et de l’affranchissement des règles, aurait été anticipée. N’aurait-on pas enterré vivant ce mouvement qui naquit sous la franche plume de lettrés allemands ?

1Jehan Rictus, Le Cas Edmond Rostand – Un , P. Sevin et E. Rey, Libraires, 1903, p. 8.

2Abel Ducondut, Examen critique de la versification française classique et romantique, Dupray de la Mahérie Éditeur, 1863, Avant-propos, p. V-VI. (Ces deux références sont citées premièrement par Florence Naugrette et Clémence Caritté, dans leur article « Cyrano de Bergerac : drame romantique attardé » publié par la RHLF en 2018. Nous y revenons très vite.)

** Toutes les citations présentes ici sont tirées de l’article de Florence Naugrette et Clémence Caritté, sauf indication contraire