Accrochez vos ceintures, chers camarades! Aujourd'hui, je vous emmène dans la Lune!...
Nous sommes en 1619. Cette année-là, contrairement à ce qu’on croit : non, les guitares ne tiraient pas sur les violons ! Un an plus tard toutefois, on croyait qu’une révolution arrivait : Louis XIII, qui avait écarté sa mère du pouvoir, et son armée se querellent encore avec Marie de Médicis. « Querellent » est un petit mot dans la mesure où il donne lieu à une bataille entre les forces de Louis et celles de Marie dans la commune des Pays de la Loire, les Ponts-de-Cé. C’est dans cette chaude ambiance, postérieure aux conflits religieux – si tant est qu’on ait fini de s’entretuer pour ces questions-là –, que naquit Savinien Cyrano à Paris. Evidemment, le personnage supplanta l’homme et Edmond Rostand, plus de deux cents ans plus tard, l’aura fait truculent, mais il aurait déjà pu l’accoster en lançant : « Ca, monsieur ! Lorsque vous pétunez, la vapeur du tabac vous sort elle du nez sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? » . Pourtant, et contrairement à ce qu’on croit, Savinien, de la famille Cyrano, n’est pas Gascon. Il va habiter très jeune dans la vallée de la Chevreuse, qui enfanta en 1204 l’Abbaye de Port-Royal des Champs où ira étudier Racine. Rostand aura présenté Cyrano comme un amoureux transi, celui de sa Roxane. Adolescent, il traîne pourtant dans les cabarets de la capitale. Citons ici le critique Frédéric Lachèvre (qui ne partage aucun lien de parenté avec le professeur Lefèvre dans Fantomas) :
En face d'un père aigri et mécontent, Cyrano oublia promptement le chemin de la maison paternelle. Bientôt on le compta au nombre des goinfres et des bons buveurs des meilleurs cabarets, il se livra avec eux à des plaisanteries d'un goût douteux, suites ordinaires de libations prolongées outre mesure. […] Il contracta aussi la déplorable habitude du jeu. Ce genre d'existence ne pouvait indéfiniment continuer, d'autant qu[e le père de Savinien] devenait tout à fait sourd aux demandes de fonds réitérées de son fils
Parce qu’on a toujours besoin d’une épaule sûre sur qui compter, et même parfois pour assurer notre propre postérité, c’est son fidèle ami Henry Le Bret dont on tient beaucoup d’informations au propos de Savinien. C’est Jacques Prévot, chercheur décédé il y a quelques années, qui introduit l’hypothèse selon laquelle Savinien serait homosexuel ( mais cela ne nous regarde pas…). A vingt ans, Savinien s’engage dans le régiment des Gardes Françaises. On le connaît déjà pour son goût reconnu de la boisson et des plaisanteries, d’autres éditeurs vanteront son goût pour le sexe de la rue, mais Savinien défend âprement ses idées, et par le fil de l’épée s’il le faut, ce fut le cas notamment à la porte de Nesle où il défendit un ami insulté. Il étudie après ses années militaires et se forge une conscience auprès de Pierre Gassendi, philosophe, astronome et théologien français. Il fréquente, tant à qu’à faire, les hommes de lettres Jean Royer de Prade et Chapelle, Charles d’Assoucy, La Mothe Le Vayer et bien d’autres. Ils forment ensemble une sorte de bohème bien avant l’heure qui se souvient allègrement des prouesses lyriques du poète Théophile de Viau, dont certains se revendiquent. Il se voue corps et âme au libertinage d’esprit, qui prend place au XVIIe siècle et qui n’a clairement rien à voir avec le libertinage qu’exploite Laclos dans ses Liaisons Dangereuses un siècle plus tard, et dont on a retenu la signification. Toutefois, on le sait, les belles idées seules ne paient pas. Il rentre au service du duc d’Arpajon en 1652, qui sera son mécène. Deux ans plus tard, il publiera une pièce de théâtre, non sans peine, La Mort d’Agrippine. Sa vie dissolue complique clairement la vigueur et l’assurance de ses publications. Déjà son sang « se coagule à l’idée qu’on y change une virgule ». Trois ans plus tard, on publie Les Etats et empires de la lune (1657) puis ceux du soleil (1662), à titre posthume. Frôlant avec le mysticisme, ces autofictions narrent d’abord l’envolée du narrateur vers la Lune, échec flagrant qui l’emmène jusqu’en Nouvelle France où son gouverneur, Montmagny, et lui vont discuter héliocentrisme et mondes infinis. Une machine à fusée est inventée pour que le narrateur soit envoyé sur la Lune. Là-bas, il est décrété singe par le peuple qui y vit, lors d’un procès parce que ce dernier est bipède, contrairement aux Sélénites, quadripèdes. Il expose plusieurs théories avec des professeurs d’académie dont le diable de la gérontocratie et un éloge spectaculaire du chou. Dans l’ouvrage suivant, Dyrcona s’envole vers le soleil où il rencontre un phénix. Là-bas, on l’accuse d’être un monstre du fait de son humanité (l’expression est heureuse) et on le condamne à être mangé par des mouches. Cependant ses geoliers le libèrent et l’envoient en forêt où il va entendre les arbres parler, et discuter avec les philosophes Campanella et Descartes.
En plus d’être, bien avant Tolkien, inventeur de mondes incongrus, Savinien Cyrano profite du cadre burlesque de ses écrits pour passer de forts messages sur la société de son temps. En mettant en cause le respect dû aux parents par exemple lorsque son narrateur est dans la lune, il agit en véritable critique de son temps. Mais nous avons parlé de burlesque. Il faut dire quelques mots à ce propos. Le burlesque est l’art du contraste entre le style élevé et bas ou bas et élevé. Nicolas Boileau, parmi d’autres, fera parler des horlogers comme Didon et Enée dans son Lutrin. Deux cents ans plus tard, Rostand reprendra cette dynamique pour son œuvre, et dans un exemple précis, peu connu, son poème « Le Bois Sacré » où des dieux s’attardent et discutent sur ce qui ressemble à une automobile. En plus de promouvoir le libertinage par un matérialisme assumé, Cyrano combat par des pamphlets les mauvais prêtres, et les gonfleurs de mots au théâtre. Il s’emporte, comme le personnage de la pièce, contre un acteur surnommé Montfleury. Il écrit dans une lettre :
Gros Montfleury, enfin je vous ai vu, mes prunelles ont achevé sur vous de grands voyages, et le jour que vous éboulâtes corporellement jusqu’à moi, j’eus le temps de parcourir votre hémisphère, ou, pour parler plus véritablement, d’en découvrir quelques cantons. […] La nature, qui vous ficha une tête sur la poitrine, ne voulut pas expressément y mettre de col, afin de le dérober aux malignités de votre horoscope ; que votre âme est si grosse qu’elle servirait bien de corps à une personne un peu déliée ; que vous avez ce qu’aux hommes on appelle la face si fort au-dessous des épaules, et ce qu’on appelle les épaules si fort au-dessus de la face, que vous semblez un saint Denis portant son chef entre ses mains. […] Déjà vos jambes et votre tête se sont unies par leur extension à la circonférence de votre globe. Vous n’êtes plus qu’un ballon ; c’est pourquoi je vous prie de ne pas approcher de mes pointes, de peur que je ne vous crève. […] Je vous puis même assurer que si les coups de bâton s’envoyaient par écrit, vous liriez ma lettre des épaules[...]
Voilà une plume offensive que notre liberté d’expression contemporaine regrette et qui a été remplacée par de faux dithyrambes. On y vante tout et tout le monde, et où l’on dit tout sans réellement rien dire. Tout le monde semble s’embrasser et s’enlacer, le couteau à la main, pointant le dos de celui qu’on murmure être notre ami. Ici, Savinien est loin d’être dans ce qu’on pourrait appeler « le second degré ». Il a la plume libre. Mais dans le froid de la censure hivernale, elle se glace. Jusqu’à sa mort, il sera poursuivi, traqué, et insulté. L’année 1655 a raison de lui. Un accident lui arrive. Le même genre d’accident qu’on dit être arrivé à Coluche ou Zola ( “comme de par hasard!”, mais grâce soit rendue aux nouvelles, celle-là rejoint le prestige du nuage tchernobylien arrêté à la frontière française. Depuis, chaque jours, des dizaines d’autres informations convoitent le même trône. Il suffit pourtant de tirer la chasse.). Une poutre lui tombe sur la tête. On ne compte plus les mots d’esprit de cet auteur à la proéminence nasale. On accuse même Molière, et Rostand reprend l’idée dans son Cyrano, de lui avoir chipé une de ses répliques pour Les Fourberies de Scapin. Oui, le fameux Molière, le grand Molière qu’on célèbre en grandes pompes pour ses écrits magiques ! Celui-là même entré à la postérité des génies français. Poquelin qui rejoignit le cimetière des fiertés enterrées du pays qui aujourd’hui a de la fièvre. Le même cimetière qui déposa des gerbes sur les tombes de Maupassant, qui adorait refiler sa vérole aux dames de joie et s’en vantait même, et sans oublier bien sûr les cimes éternelles de notre fierté française: la tombe d’un Baudelaire qui qualifia George Sand en ces termes : « Que quelques hommes aient pu s’amouracher de cette latrine, c’est bien la preuve de l’abaissement des hommes de ce siècle ». Ahh, mes chers amis, sentez-vous le doux parfum de nos emblèmes, qui se recouvre petit à petit de ce vers-de-gris dont est accablé le bon Stanislas sur sa place à Nancy depuis trop de temps ? Eh bien moi, je vous conseille les lectures de Savinien Cyrano, François Villon, et autres Théophile de Viau. Gautier les aura magnifiés dans ses Grotesques, en 1844. Ils rejoignent le tribunal des oubliés, la plume à la main. Toutefois, un petit nombre de personnes se souvient encore d’eux, et leur plume parvient encore à respirer, parce qu’on les lit.
Mon Linktree: https://linktr.ee/songesenpoesie
Retrouvez-moi, tous les derniers lundis du mois, à 19h sur radio Graffiti: https://radiograffiti.fr/
N’oubliez pas de vous abonner aux chroniques, c’est gratuit, et ça aide beaucoup!